La Wallonie ainsi que la région Bruxelloise sont des zones particulièrement actives dans les réflexions autour des modes de paiement alternatifs. Depuis 2012, une vingtaines de monnaies locales ont vu le jour.
Une monnaie locale, c’est quoi ?
Une monnaie locale, aussi parfois appelée «solidaire», «citoyenne», «alternative», «sociale», ou «parallèle» peut être mise en place à différentes échelles (quartier, ville, regroupement de communes) et possède toujours le même objectif; redynamiser l’économie locale. Gérée et émise par un collectif citoyen local, son ambition principale est la résilience, c’est à dire la capacité à faire face aux chocs économiques et financier externes.
L’attrait pour la création des monnaies locales est ancien mais est souvent réactivé lors des crises économiques et la perte de confiance des citoyens dans la valeur de leur monnaie nationale et des institutions.
Le WIR Suisse, en est une parfaite illustration. Cette monnaie locale a été mise en place en 1934 en réaction au contexte de crise systémique du fonctionnement banquier helvétique suite à la crise de 1929. Toujours en circulation aujourd’hui, elle est utilisée par plus de 60 000 PME suisses, c’est l’une des plus vieilles monnaies locales européennes et sert régulièrement de modèle de référence dans la reflexion sur les monnaies complémentaires.
Le début des années 2000 a été marqué par le retour de l’intérêt des collectifs citoyens pour les modes de paiement alternatifs. La création en 2007 du Totnes Pound, monnaie locale de la ville de Totnes au Royaume-Unis, en est l’un des exemples les plus emblématiques. Mais c’est véritablement après la crise économique de 2008 et la remise en cause du système financier actuel que de nombreux projets de monnaie complémentaire ont vu le jour à travers l’Europe. C’est dans ce contexte que la première monnaie locale de Wallonie: l’Epi Lorrain a été mise en circulation à Meix-devant-Virton en juin 2012.
« Les monnaies locales apparaissent presque toujours en temps de crise et permettent de répondre à des besoins auxquels la monnaie officielle ne permet pas (ou plus) de répondre. Elles tentent de contrer les effets néfastes du système capitaliste (délocalisation, spéculation, épuisement des ressources, consumérisme…)»Bernard Liataer, économiste Belge
Au niveau juridique, la monnaie locale n’a pas le statut de monnaie mais de « bon de soutien à l’économique locale ». En effet, l’article 128 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne stipule que la Banque centrale européenne est l’unique instance compétente pour émettre la monnaie européenne et que cette dernière est la seule à avoir un cours légal.
La monnaie locale est donc une monnaie complémentaire, son cours est généralement fixé sur celui de la monnaie officielle (l’euro pour la Belgique) et les utilisateurs doivent se rendent dans un comptoir de change afin d’échanger monnaie officielle contre monnaie locale. Les euros échangés sont souvent placés sur un fond de garantie dans une banque éthique. La monnaie locale n’a pas pour ambition de remplacer l’euro mais de proposer une alternative valable uniquement au niveau local.
Quelles sont les ambitions d’une monnaie locale ?
Une monnaie qui permet la création de richesse à l’échelle locale par la revalorisation des circuits courts
L’une des principales ambitions de la monnaie locale est la reconnexion avec la sphère économique réelle (la sphère de l’activité économique uniquement concernée par la production de biens et services en opposition à la sphère financière qui englobe l’ensemble des échanges de titres aujourd’hui dématérialisés sur les marchés). N’ayant de valeur qu’à l’échelle locale, la monnaie peut uniquement être échangée sur un territoire restreint. De ce fait, il n’y a pas de fuite de la monnaie vers l’extérieur et ne peut être utilisée comme outil de spéculation face à d’autres monnaies.
«Il est estimé que 97% des transactions des monnaies officielles circulent dans les sphères financières spéculatives et uniquement 3% dans l’économique réelle. Avec une monnaie locale, 100% des flux de transactions ont lieu dans l’économie réelle. »Aude Raux, journaliste
La monnaie locale a pour but de valoriser les circuits économique courts, c’est à dire l’échange d’argent entre des acteurs géographiquement proches.
La monnaie locale circule dans une boucle fermée. Quiconque reçoit de la monnaie locale ne peut que la re-investir dans le circuit local, il n’y pas a de fuite de la monnaie à l’extérieur de sa zone d’échange. La circulation d’une monnaie citoyenne est beaucoup plus importante que celle d’une monnaie officielle, permettant ainsi davantage de création de richesse. Selon Rob Hopkins, l’un de membres fondateurs du Totnes Pound et interviewé dans le documentaire Demain, «une livre britannique dépensée dans une entreprise locale circule davantage et génère 2,5 livres d’activité. Alors qu’au supermarché, cela ne génère que 1,4 livres. L’argent s’échappe. »
Pour illustrer cette idée voici un exemple concret que nous avons trouvé dans une publication du CPCP (Centre Permanent pour la Citoyenne et la Participation) de Wallonie:
« Pour comprendre, nous devons imaginer un afflux d’un million d’euro dans une ville. Ceux-ci sont dépensés chez des vendeurs (de biens et services) locaux qui eux-mêmes dépensent cet argent localement. C’est un cycle qui peut se reproduire de nombreuses fois avant, éventuellement, d’utiliser cet argent pour acheter des biens importés. Si ce cycle se produit quatre fois, le million d’euro va agir comme s’il s’agissait de quatre millions d’euro en augmentant, au passage, le revenu des producteurs locaux.
Par contre, si l’on dépense ce million directement sur Internet ou dans un magasin qui ne réinvestit pas dans la région, ce million d’euro n’agira comme un seul million et non quatre et ne profitera pas aux producteurs locaux ».
Les flux de transactions créent des effets de le levier (multiplication des gains d’une somme possédée). On peut parler d’un «coefficient multiplicateur à l’achat local», les avantages de l’utilisation de la monnaie locale dépassent le simple acte d’achat et se répercutent sur l’ensemble de l’économie locale. Payer en monnaie locale signifie consommer des produits locaux et ainsi soutenir l’activité des commerçants et producteurs proches. Ces derniers voient leur marges bénéficiaires s’agrandir et peuvent de ce fait développer leurs activités en investissant ou employant plus de main d’œuvre. La monnaie locale permet donc la création d’emplois non délocalisés.
L’utilisation de la monnaie peut également contribuer au désendettement collectif. En effet les taxes locales payées par les producteurs et commerçants sont indexées sur leur chiffre d’affaire. Plus une activité est rentable, plus le montant des impôts va être élevé. L’argent récolté par les collectivités territoriales sera par la suite ré-investi au niveau local. De ce fait la ville peut soutenir un plus grand nombres de projets citoyens sans passer par un financement via crédit.
« Les monnaies locales servent l’économie réelle avec une valeur ajoutée sociale et humaine « Patrick Viveret, économiste et philosophe français
Ainsi payer en monnaie locale permet de protéger et développer l’environnement économique proche et limiter l’endettement des collectivités locales.
Une monnaie soutenant une démarche écologique
La valorisation des circuits courts entre producteurs et commerçants réduit les temps de transports et les émissions de CO2. De plus la majorité des monnaies locales possèdent une charte des valeurs, chaque prestataire (restaurant, producteur, magasin…) qui souhaite adhérer à la monnaie locale doit s’engager à respecter un certain nombre d’engagements écologiques.
Selon Valérie Weber-Haddad, économiste à l’Ademe française (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Enargie) « les monnaies représentent des leviers intéressants du point de vue écologique car elles sont soutenues par l’adhésion à des valeurs communes et le volontariat ».
Une monnaie comme outil de création de liens sociaux et de défense de l’identité locale
Lors de son interview à Ath le dimanche 24 mars 2019, Rob Hopkins a démontré la multitude d’aspects qu’une monnaie locale peut recouvrir: « Il y a des recherches très intéressantes qui démontrent que lorsque tu fais du shopping avec de la monnaie locale, tu as beaucoup plus de conversations que quand tu vas faire du shopping avec une carte de paiement en plastique. On peut voir une monnaie locale comme étant pleins de choses: un outil économique, un outil pour développer l’imaginaire car cela nous fait imaginer l’économie de façons différentes, mais aussi un outil social qui rassemble les gens et créé des occasions pour les conversations que l’on a besoin d’avoir ».
L’utilisation de la monnaie locale permet aux différents prestataires de se rencontrer et de créer des liens commerciaux. C’est également un moyen de faire prendre conscience aux habitants des nombreuses possibilités offertes autour d’eux pour consommer localement.
Certaines monnaies locales prélèvent une commission à chaque transaction effectuée afin de collecter de l’argent pour soutenir des projets locaux et citoyens. Cela a notamment été mis en place par le Chiemgauer, la monnaie locale de Bavière. Les utilisateurs de la monnaie payent par une carte de débit spécifique, ils doivent y inscrire leur coordonnées bancaires et indiquer quel projet social ils souhaitent soutenir, à chaque transaction 3% du montant est reversé à la cagnotte du projet. Les 3% ne sont pas financés par les consommateurs mais par les prestataires utilisant la monnaie locale. Ces frais supplémentaires sont rapidement compensés par l’augmentation du chiffre d’affaire des prestataire du à l’accroissement du nombre de clients et leur fidélisation au projet de consommation locale.
La monnaie locale contribue également au renforcement de l’identité locale. L’eusko, la troisième monnaie alternative la plus utilisée en Europe, est aussi un moyen de défendre la culture basque. Les prestataires s’engagent par exemple à utiliser l’affichage bilingue dans leur commerces. L’utilisation de l’eusko peut être revendiqué par certains comme un acte militant de la défense de l’identité locale. Néanmoins comme le précise M. Edme-Sanjurjo dans un article du Monde, la dimension identitaire n’est pas l’unique explication du succès de l’eusko. « Nous avons surtout un réseau de bénévoles solide, des salariés, et nous avons réussi à fédérer des acteurs très différents autour d’une monnaie simple à utiliser ».
Ainsi on peut voir que l’utilisation de la monnaie locale est un acte facile à effectuer mais qui recouvre pourtant de nombreux engagements citoyens et sociétaux. Faire le choix d’une monnaie locale c’est avant tout se réapproprier son argent et choisir les effets qu’il peut avoir autour de nous.
Et vous, quelle valeur souhaitez vous donner à votre argent ?